De Lucifer, d’Ahriman et d’autres êtres spirituels

Steiner présente l’évolution humaine intimement liée à deux groupes d’êtres spirituels appelés êtres lucifériens et êtres ahrimaniens, ou d’une façon plus brève, Lucifer et Ahriman. Ces deux tendances ont leur pleine justification dans le courant de l’évolution humaine, mais deviennent des forces négatives pour l’Homme lorsqu’elles outrepassent certains domaines d’action.
Le but de l’Homme ne consiste nullement à les fuir, mais à garder l’équilibre entre elles, dans une sorte de mouvement oscillatoire. Ainsi l’inexistence d’Ahriman entraînerait l’absence de la science au sens habituel du mot, l’absence de Lucifer, celle de l’art. Steiner exécuta une sculpture sur bois du Christ se tenant entre Ahriman et Lucifer, et précisa à ce propos certaines caractéristques de ces deux forces: à Ahriman il associe la tête de l’Homme et les facultés qui s’y rattachent, l’intelligence, le raisonnement; à Lucifer il associe l’absence de tête, mais garde les oreilles qui se transforment en un organe oreilles-ailes; il associe ainsi à Lucifer la « musique des sphères », la manifestation musicale de l’Univers. Et il résume: tout contient ces deux choses: l’ahrimanien et le luciférien; l’ahrimanien est le raisonnable mais laid, le luciférien est le beau; la jeunesse est davantage luciférienne, la vieillesse plutôt abrimanienne; le propre de la femme est plutôt luciférien, celui de l’homme, ahrimanien; l’avarice est d’essence ahrimanienne, la frivolité, d’essence luciférienne. Steiner précise que la Bible distingue ces deux forces par l’emploi du mot Satan pour Ahriman et du mot Diable pour Lucifer. On pourrait le résumer en apercevant en Lucifer un caractère mouvant, changeant, par opposition à Ahriman de caractère figé et ossifié: Ahriman développe même une force tendant à sauvegarder pour l’éternité tout ce qui importe pour le monde des sens, c.à d. à étendre l’instant vers l’éternel.
Les deux propriétés que l’Homme peut opposer à ces deux forces sont le sens moral pour Lucifer et le sens de discernement et de jugement à l’école de l’anthroposophie pour Ahriman. Le désir d’Ahriman – dans le dépassement de son action positive pour l’Homme – serait de tout réduire à des mesures, de tout calculer, de tout peser. L’influence néfaste d’Ahriman peut même aller jusqu’à la maladie – la tuberculose p.ex. -, dont la guérison est la manifestation de la victoire de l’individu contre les forces ahrimaniennes:  il s’agirait donc en quelque sorte de l’influence du spirituel sur le physique. Un des terrains d’action d’Ahriman est aussi constitué par le courant de l’hérédité, devenant ainsi porteur des forces ahrimaniennes. En ce qui concerne l’action conjuguée de Lucifer et d’Ahriman, nous voudrions citer une interprétation que Steiner donna de certains mystères mexicains de la période précolombienne et qui n’ont disparu qu’après la découverte du Nouveau Monde. Les peuples du Mexique adorèrent une divinité ahrimanionne appelée Taotl. Le chemin de l’initiation passait par des sacrifices humains: c’est on commettant des meurtres rituels par extirpation de l’estomac, que le candidat à l’initiation recevait peu à peu l’enseignement ne se poursuivant qu’à travers d’autres meurtres du même type. Le but en était double: il concernait aussi bien l’initié que la victime. Il s’agissait – et c’était le projet de la divinité ahrimanienne – de rendre la Terre déserte on la mécanisant et en exterminant toute indépendance intérieure, tout mouvement d’âme venant d’elle-même, de la peupler de créatures dépourvues d’un « moi ». Les âmes des assassinés fuiraient ainsi la Terre et se précipiteraient dans le royaume de Lucifer, entièrement soustrait de la Terre et de son évolution, un royaume où l’Homme se dissoudrait dans une vie pleine de fantaisie, Pour s’incorporer en son état présent au Cosmos. Et ce meurtre créait un lien entre le sacrifié et l’exécutant, permettant à ce dernier de quitter la Terre au moment propice, et cela, grâce à la victime. Mentionnons encore que Steiner considérait ces mystères comme étant de l’espèce la plus révoltante qui soit. Sans aller jusqu’à la fuite vers le royaume de Lucifer, on peut retenir qu’à chaque approche de l’Homme par les forces lucifériennes, celles-là tendent à le rendre étranger à la Terre et à l’en éloigner au sens figuré.  Lucifer est le maître de l’essence spirituelle des sentiments, et sa tendance est de l’arracher du monde physique pour l’isoler dans un royaume à l’encontre des lois positives de l’Univers. Les forces lucifériennes et ahrimaniennes entre lesquelles l’Homme doit garder l’équilibre, se retrouvent d’une façon constante dans la marche de l’Histoire: celle-ci se fait sous l’influence des impulsions des mondes spirituels, et la triade constituée par Ahriman, Lucifer, et la troisième composante, leur juste milieu, leur propre harmonisation, est sous-jacente à toute l’évolution humaine. Un exemple serait donné par la pensée, d’essence luciférienne, et par l’écriture, d’essence ahrimanienne. On peut encore le nuancer en précisant qu’avant la venue du Christ sur Terre, l’Homme était plus exposé aux attaques de Lucifer qu’à celles d’Ahriman, l’inverse se produisant à l’ère chrétienne. Les actions humaines à l’échelle individuelle sont elles-mêmes en rapport avec ces deux forces, la notion du devoir en est un exemple caractéristique. Steiner distingue entre le devoir et le devoir imprégné d’amour. Tant que l’amour d’un individu ne concerne que lui-même, ce sentiment est d’essence luciférienne. Mais lorsqu’il destine cet amour au devoir, alors il attribue à Lucifer dans l’action de ce devoir une place conforme à l’évolution positive d’une part, et délivre en quelque sorte Lucifer d’autre part. Au moment où l’Homme commence à aimer le devoir, il contribue à délivrer Lucifer de son emprise sur l’Homme par suite de son amour égoïste, et à combattre Ahriman à l’aide de ce devoir aimé. Par contre si l’amour ne vient pas imprégner le devoir, l’Homme qui le suit tout de même devient alors esclave et s’endurcit dans le sens ahrimanien. Les êtres ahrimaniens et lucifériens s’inscrivent dans le cadre des hiérarchies spirituelles que Steiner décrit en neuf classes situées au-dessus de l’Homme, en accord avec les données de Denis l’Aréopagite: les Anges, les Archanges, les Archaï, les Esprits de la Forme, les Esprits du Mouvement, les Esprits de la Sagesse, les Esprits de la Volonté ou les Trônes, les Chérubins et les Séraphins. Mais ces êtres lucifériens et ahrimaniens constituent des états rétrogrades de ces hiérarchies, états rétrogrades dans l’évolution générale. Les êtres lucifériens p.ex., doivent leur existence en tant que forces rétrogrades à l’acquisition – à un moment donné de l’évolution terrestre – par les Chérubins de l’état d’éternité, ce qui équivaut en fait à la création de l’Eternité au sens propre du terme. Et c’est dans cette acquisition-création de l’Eternité que fut créée la possibilité d’existence autonome de Lucifer, lequel devint donc une création des divinités « normales », création du mal ayant pour but l’instauration de la liberté, mal que les divinités devaient ensuite combattre grâce à des acquis ultérieurs adéquats.
Cette rétrogradation des hiérarchies n’est pas à rapprocher de celle – éventuelle – de l’Homme. Alors que la rétrogradation des hiérarchies spirituelles est en quelque sorte « commandée », l’Homme est la seule espèce ayant la liberté d’évoluer dans un sens ou dans un autre. Les titres spirituels servent l’Homme dans leurs états normaux ou rétrogrades, et celui-là a la faculté, grâce à la liberté, de se pénétrer d’amour à l’aide du Christ. Cette dualité amour-liberté que l’Homme peut épanouir en lui, permet à l’Humanité d’être un état préparatoire à la dixième hiérarchie spirituelle, la hiérarchie de la liberté ou la hiérarchie de l’amour.
Steiner présente donc l’évolution de l’Univers comme le jeu des forces normales et rétrogrades. Les forces normales seules ne permettraient pas à l’Homme d’acquérir certaines particularités, les forces rétrogrades lui offrant par contre cette possibilité mais présentant en même temps un danger si l’Homme y succombait: l’évolution positive consiste par conséquent à se servir de ces forces tout on sauvegardant un équilibre entre elles. Un exemple nous est fourni par l’opinion publique: elle résulte de l’action de certains êtres des hiérarchies spirituelles restés en arrière de l’évolution positive. Cette opinion publique est une nécessité pour l’évolution de l’Homme, et il n’y a pas lieu de la fuir ou de désirer sa disparition, mais il est nécessaire de lui opposer de la force d’âme.
En ce qui concerne les forces ne suivant pas l’évolution dite normale, mentionnons encore celles qui s’y soustraient par un mouvement non plus vers l’arrière – une rétrogradation – mais vers l’avant, une sorte de dépassement de l’évolution, une hyperprogression.  Les êtres spirituels de ce type sont par exemple les êtres à l’origine de la faune des oiseaux, archétypes conservés dans une substance spirituelle trop « molle » leur ayant permis de se soustraire à ce qu’ils auraient pu devenir à un moment donné. En désignant ces forces par l' »Aigle », Steiner parle du danger qu’elles représenteraient pour l’Occident si celui-là leur succombait: cela signifierait pour l’Homme le désir de s’unir au monde spirituel tel qu’il fut à l’origine de la Terre, d’effacer tout ce qu’il a acquis de haute lutte dans sa liberté et dans son indépendance. L’Homme chercherait à se soustraire à la Terre on rejoignant l’origine de celle-ci, en se complaisant dans des états primitifs de clair.. voyance. Les descriptions – très complexes – des hiérarchies spirituelles mentionnent (comme pour l’Homme) plusieurs composantes de ces divers êtres. Retenons sept composantes des anges – les corps physiques, éthérique, astral, le moi, le manas, le boudhi et l’atma -, ces constituants n’étant toutefois pas analogues à ceux de l’Homme, et ayant encore d’autres particularités que nous ne mentionnerons pas. La description donnée par Steiner des êtres supra-sensibles comporte également des êtres dits élémentaires dont font partie les gnomes par exemple. Là également nous retrouvons des composantes de ces êtres: les corps astral, éthérique, physique, le principe « sous-physique » appelé schématiquement « moins un » pour une espèce donnée, les corps éthérique, physique, les principes « moins un » et « moins deux » pour une autre espèce, et pour les gnomes nous avons le corps physique et les principes « moins un », « moins deux’ et « moins trois ». Ces êtres aux quatre composantes présentent une analogie structurale avec les quatre composantes de l’Homme: les corps physique, éthérique, astral et le moi. L’ensemble de ces êtres élémentaires appelés également esprits de la nature, constitue le corps éthérique de la Terre.
Les êtres élémentaires peuvent être également d’essence ahrimanienne, comme ceux qui sont la manifestation d’Ahriman en la montée du brouillard, dont la perception clairvoyante peut susciter des sentiments de morosité et de mélancolie, la transformation de ce brouillard en nuages descendant alors sur terre est la manifestation physique de la limitation du désir illégitime d’Ahriman de tondre vers les cieux.