La liberté

En vue de l’accomplissement d’une action par l’individu, Steiner distingue deux catégories de représentations et de concepts: la première est constituée par ce qui constitue le motif d’une action, son but, et la deuxième, par ce qui engendre la volonté entraînant l’accomplissement effectif de l’acte, c’est-à-dire le « ressort » de la mise en marche de la volonté.
Il existe quatre degrés de la deuxième catégorie: la perception, le sentiment, la représentation et le concept.
Le premier degré et le plus bas, est constitué par la perception des sens, se transformant directement en acte de volonté: c’est le non par exemple de la faim, de l’attrait sexuel, et aussi de la vie sociale conventionnelle.
Le deuxième degré est le sentiment, le troisième, la représentation. Le ressort le plus élevé est la pensée sans référence à un contenu perceptif. Lorsque l’action s’accomplit sous l’influence des intuitions, alors le ressort en est la « pensée pure ».  La catégorie des motifs d’une action morale comprend deux types d’éléments: les représentations et les concepts. Parmi les représentations, Steiner donne en premier exemple celle du bien d’autrui; un deuxième pas est constitué par le contenu conceptuel d’une action, relatif à la fondation de l’acte sur un système de principes moraux: le chef de famille, l’État, l’éthique sociale, l’autorité religieuse, la révélation divine; la voix de la conscience en est un cas particulier. Un progrès dans le choix des motifs est réalisé lorsque l’individu essaie de comprendre le raison d’être d’une maxime morale; c’est le cas d’un individu prenant en considération le bien de l’humanité pour ce bien lui-même, le progrès de l’humanité, et la réalisation des buts individuels moraux perçus d’une façon purement intuitive.
Le motif le plus élevé est celui issu de la sphère de l’intuition et non pas des représentations, et cherchant ensuite un rapport avec la vie; ce principe attribue de la valeur à tous les principes moraux, dans l’interrogation d’un choix adéquat. Lorsque toutes les autres contraintes passent au second plan au bénéfice de l’intuition conceptuelle, l’individu se trouve devant le motif constitué par le contenu d’idées d’une action.
Les deux gradations des motifs et des ressorts de la volonté, culminent en l’intuition conceptuelle pour le motif, et en la pensée pure pour le ressort: les deux se rejoignent dans cette sphère où l’action n’est plus provoquée ni par un ressort extérieur à l’individu, ni par un principe moral lui aussi extérieur à l’individu.
Steiner fait remarquer que l’incapacité de vivre dans chaque cas le principe moral particulier ôte à l’individu toute volonté véritablament individuelle; un exemple typique de la mort des mobiles individuels d’une action est l’Impératif catégorique de Kant: agis de façon à ce que cela puisse être un principe universel. Les hommes sont inégaux quant à leur capacité d’intuition. La façon d’agir de l’individu dépend del’agissement de son pouvoir d’intuition dans une situation donnée. L’ensemble des idées agissant en l’Homme est ce qui devient individuel de la totalité de l’univers idéel; dans la mesure où ce contenu se déverse dans l’acte, il devient le contenu moral de l’individu. La capacité de vivre ce contenu est le motif et le ressort les plus élevés de celui qui parvient à reconnaître que tous les principes moraux se rejoignent en fin de compte dans ce contenu: ce point de vue est appelé « individualisme éthique ». En se dirigeant vers cette intuition, le moi ne se laisse rien imposer par elle: il s’en sert uniquement pour former un concept cognitif, et le concept moral correspondant n’est dans ce cas pas emprunté à l’objet.
Une action est ressentie commise librement, lorsque sa raison est Issue de la partie idéelle de l’être individuel; toute autre raison, que ce solt l’obligation de la nature ou celle d’une norme morale, est ressentie non libre. Le monisme attribue la même importance à la perception qu’à l’idée pouvant apparaître en l’individu: dans la mesure où l’Homme suit les impulsions de cette catégorie-là, il se sent libre. Mais le monisme ne reconnaît aucune métaphysique dialectique, aucun « être en soi » comme source de l’action humaine: tout ce qui est au-delà de la perception et du concept est sans objet.
D’après le monisme, l’Homme agit en partie librement, et en partie d’une façon non libre. Il se sent non libre dans l’univers perceptif, et il réalise en lui l’esprit libre. Les prescriptions morales que le métaphysicien fait remonter à une puissance supérieure, sont pour le moniste les pensées des hommes; l’ordre moral n’est pour lui ni une copie d’un ordre naturel, ni d’un ordre extra-humain, mais une œuvre libre humaine. L’homme n’a pas à agir d’après la volonté d’un être en dehors de lui, mais d’après sa propre volonté. Le moniste ne voit pas derrière les agissements humains des buts étrangers à l’Homme qui le déterminent, mais voit l’Homme suivre ses propres buts dans la mesure où il réalise des idées intuitives.
L’individu peut établir un double rapport avec le monde Intuitif des idées: dans l’acte cognitif il pénètre dans ce qui est universel pour tous les hommes; mais dans l’emprunt à ce monde de l’intuition en vue d’une volition, il individualise une partie de cet univers par la même activité que celle mise en jeu pour la cognition dans un processus universel.
Le monisme rejette toute existence d’un but en dehors de l’acte humain: il cherche des lois de la nature mais non des buts de la nature, car la conformité au but ne peut être accomplie que par la réalisation d’une idée. L’existence du but implique, en tant que cause, le concept de l’effet. Il n’est nulle part possible dans la nature, de découvrir des concepts en tant que causes; le concept se révèle uniquement en tant que lien idéel entre cause et effet: les causes n’existent dans la nature que sous forme de perceptions. L’esprit libre agit d’après ses impulsions qui sont des intuitions choisies par la pensée dans la totalité de son monde idéel. Pour l’esprit non libre, la raison du choix d’une intuition en vue d’une action réside dans le monde perceptif, c’est-à-dire dans ses vécus antérieurs; l’esprit libre prend tout simplement la première décision, sans se soucier de ce que les autres feraient dans ce cas, ou de ce qu’il a été prescrit.
La source de l’action d’un esprit libre est appelée ‘fantaisie morale »: elle est nécessaire à la réalisation de ses idées. De plus, l’action morale requiert la « technique morale », qui est l’aptitude à transformer l’univers perceptif sans altérer sa cohérence naturelle.
Une éthique au sens de science normative est donc incompatible avec tout ce qui précède.Les lois morales doivent etre créées avant d’être appliquées. La norme éthique ne peut pas ainsi être connue comme une loi de la nature, mais doit d’abord etre créée: une fois produite, elle peut devenir objet de la cognition.
L’Homme mûr se donne lui-même sa valeur: il ne cherche ni la jouissance que la nature met à sa disposition, ni l’accomplissement d’un devoir abstrait reconnu comme tel après le rejet de la recherche de la jouissance. Il agit comme il veut, c’est-à-dire d’après ses intuitions éthiques; et c’est dans cet accomplissement qu’il ressent son vrai plaisir de la vie; l’Homme devient son propre maître et son propre juge.
Pour que la liberté puisse être réalisée, il est nécessaire que la Volonté humaine soit portée par la pensée intuitive: c’est de cette réalisation libre de l’intuition que résultera la moralité avec ses Valeurs. Le fait que le moi soit capable d’être actif dans la liberté, lui permet de réaliser la catégorie cognitive de lui-même, alors que partout ailleurs les catégories se révèlent liées aux données correspondantes par des nécessités objectives: la cognition elle-même est réalisée par un acte libre.