La sagesse des contes populaires germaniques

Table des matières
PRÉFACE à la troisième édition……………………………………….10
Du sens d’un conte………………………………………………………….12
Le destin de la sagesse primordiale…………………………………..30
Une sagesse sereine…………………………………………………………43
Des êtres compatissants et secourables………………………………58
Au sujet du mystère des saisons………………………………………..77
Le conte du genévrier………………………………………………………91
Frères et sœurs dans le conte……………………………………………45
Devenir Homme……………………………………………………………..59
Le mystère cosmique du nombre douze……………………………..79
Les animaux, au secours des hommes……………………………….97
Sortilège et délivrance……………………………………………………118
La puissance des ténèbres………………………………………………139
Le mystère de Michaël en habit de conte……………………………91
Les noces mystiques……………………………………………………..107
La vierge Sophia…………………………………………………………..123
Délivrance du charme……………………………………………………139
Quelques motifs particuliers et des points de vue
complémentaires…………………………………………………………..144
Points de vue pédagogiques……………………………….144
« Falada » et le mystère du cheval…………………..151
Peau d’ours………………………………………………….156
Les métiers dans le conte……………………………….160
Les contes d’ondines……………………………………..163
Le mystère de l’hiver…………………………………….166
La pomme……………………………………………………170
Les jumeaux célestes…………………………………….176
Les corbeaux………………………………………………..178
La trinité des forces de l’âme………………………..183
Poucet………………………………………………………..186
Le serpent blanc………………………………………….189
Un conte russe…………………………………………….191
À propos du Petit Chaperon Rouge……………….193
Le mystère des « quatorze ans »……………………194
À propos des forces retenues………………………..197
Les contes nordiques……………………………………202
Le royaume des morts………………………………….204
Contes africains…………………………………………..209
L’image cachée……………………………………………211
Textes en allemand se rapportant aux chapitres suivants :…..141
Index des contes et des motifs mentionnés dans cet ouvrage……………………………………………………………………………………147

Du sens d’un conte
Nous ne pouvons sans doute pas nous imaginer un véritable
printemps sans perce-neige, violette ou primevère. Nous les
aimons comme la quintessence du printemps, du moins de
notre printemps germanique. Si nous ne cherchions pas à les
contempler chaque année à nouveau, si nous devenions
indifférents à leur floraison, ce serait un signe que nous avons
rompu dans notre cœur le lien de fidélité avec la terre.
De même, il est impossible aussi d’imaginer une véritable
enfance sans Blanche-neige, Le petit Chaperon rouge ou Le roi
grenouille. Notre sensibilité en germe s’est nourrie d’eux et les
forces de croissance les plus pures ont pu s’en imprégner. Leur
vie nous semblait plus réelle que les gestes empesés des
hommes, et ce qu’ils souffraient, désiraient ou obtenaient, avait
pour nous plus de poids que le sérieux artificiel avec lequel les
adultes essayaient de donner de l’importance aux choses de la
vie courante.
N’étaient-ce pas les personnages des contes qui nous ont
appris à découvrir le trésor enfoui dans notre propre âme ? Ils
nous ont permis de pressentir les douleurs de la vie et les
chemins de la destinée, et d’en devenir conscients. Par eux,
nous avons compris que la fidélité rend l’âme belle, que la
pureté est son suprême bonheur, que ce n’est que dans la
pauvreté que son éclat le plus intime commence à percer. En
vivant avec ces personnages, nous comprenions et approuvions
beaucoup de choses contre lesquelles, plus tard, notre esprit
émoussé et revêche commença à se hérisser.
Ne pouvait-on pas réellement comprendre, par exemple, que
Toute fourrure devait passer par la plus grande humiliation
avant de pouvoir ouvrir les noix contenant les habits
resplendissants ? Ou bien qu’il faille risquer sa vie, si l’on veut
faire la conquête d’une princesse ? Il était tout à fait évident
que nous étions devenus des être humains terrestres que pour
triompher d’aventures aussi merveilleuses.
Les contes que la mère raconte encore et toujours à son
enfant constituent un levain pour la vie du sentiment. Ils
fécondent ces profondeurs de l’âme d’où s’élève plus tard
l’espérance dans la vie, d’où naissent les idéaux. Ainsi des
millions et des millions d’âmes humaines accueillent à la
période où l’âme est la plus malléable les images des contes, ce
qui constituera l’un des facteurs déterminants du caractère d’un
peuple. Aucune autre production littéraire, même les œuvres
classiques les plus précieuses, n’ont une telle action en
profondeur sur l’âme d’un peuple.
En quoi consiste cette force indestructible du conte qui
semble plus forte que tout « rationalisme » ?
Nous pouvons observer les transformations que subissent, au
cours des siècles, les conceptions du monde, les styles
artistiques. Les traditions religieuses, les contenus doctrinaux
disparaissent pour faire place à d’autres formes de croyances,
conformes à un autre niveau de conscience. Mais le conte et ses
motifs primordiaux traversent autant l’essor et le déclin des
peuples, que les transformations religieuses et celles des
conceptions du monde. Lorsque, au 18 e siècle, la raison a
commencé à régner sans partage dans toutes les questions de
bon goût comme dans la foi, le conte populaire a connu une
existence méprisée, il n’a pu survivre que chez les gens simples
et naïfs, au cours des veillées ou dans des villages très retirés.
Lorsque, par exemple, Musäus voulait présenter des contes
dans le monde littéraire, il se croyait obligé d’agrémenter ses
récits par des causeries galantes ou des anecdotes spirituelles. Il
fallait toujours s’excuser au préalable de vouloir encore
raconter des contes. Avec quelle fierté regardait-on des
hauteurs de la raison vers les bas-fonds troubles de la
superstition ! Car enfin, on sait bien que les animaux ne
peuvent pas parler, que des princes ne se laissent jamais
métamorphoser en ours ou en lion et qu’évidemment d’un
corps d’animal ne pourra jamais sortir un prince. Et,
heureusement, il n’existe pas de dragons qui ravagent le pays et
avalent des jeunes filles, et du coup l’existence des chevaliers
n’est plus nécessaire. La vie du citoyen est assurée. Le monde
n’a qu’à se mouvoir strictement selon les lois de la nature.
Même les agissements fantomatiques en pleine nuit doivent
disparaître car à présent les rues sont éclairées et il y a les
veilleurs de nuit.
A la place du chevalier qui combat le dragon, il y a
maintenant le veilleur de nuit qui protège la maison des
voleurs : voilà la victoire des temps modernes sur le «
ténébreux Moyen Age ». Nous devons à Gœthe et à la jeune
génération qui se nommait les romantiques d’avoir brisé la
tyrannie de l’orgueil bourgeois « éclairé ». C’est précisément
dans de nouveaux contes que Gœthe exprime ses expériences
d’âme les plus intimes. Novalis, Brentano, Mörike parmi bien
d’autres suivent cette trace. Alors, le conte est bel et bien
considéré comme un archétype de la poésie, et la poésie
comme la libération du regard. Le conte n’est pas pour eux un
jeu arbitraire de la fantaisie, il n’est pas non plus un produit du
hasard dû à l’affabulation naïve populaire qui veut donner une
âme à toute chose, mais le « véritable conte doit être en même
temps une manifestation prophétique, idéale, ayant un caractère
de nécessité. » (Novalis). Est-ce que cet espace intérieur de
l’âme ne pourrait pas paraître à l’extérieur ? Le monde serait
alors délivré d’un charme qui l’emprisonne avec des liens
d’airain. En effet, nous portons dans les profondeurs de notre
cœur le germe d’une capacité à former un monde nouveau. Elle
aspire à monter à la surface dans de nombreuses âmes et attend
partout d’être révélée. Dans ce nouvel ordre des choses, nous
serons des rois et nous hériterons de royaumes. La dignité du
Moi humain se révélera de manière triomphale. Le bien se
présentera en même temps comme une beauté rayonnante, et le
mal sera laid comme la nuit. L’essence d’un être et son
apparence ne se contrediront plus. Tout se dévoilera au grand
jour et par là sera son propre juge.
Ne pouvons-nous pas trouver ce royaume secret où ces lois
sont déjà valables ? Où les personnages des contes mènent leur
vie éternellement jeune, où ils se métamorphosent,
indépendamment des lois rigides de la nature ?
« Ensorcellement et délivrance », voilà le thème de l’histoire
de l’humanité.


Ce qui se passe au cours de l’évolution de l’humanité se
retrouve d’une façon ou d’une autre dans le cours de la vie
individuelle. L’homme occidental n’a-t-il pas réellement atteint
sa maturité terrestre à l’époque des grandes découvertes, de
l’introduction de la méthode de recherche scientifique et, dans
sa vie personnelle, de la libération de la tutelle de l’Eglise ? Ce
qui du 16 e au 19 e siècle s’est déroulé comme lutte sur le plan de
l’esprit se reflète aussi dans les expériences de jeunesse de la
« maturité terrestre ». Avec l’éveil de l’intellect, le jeune être
humain commence à soumettre toute tradition et toute autorité
à son jugement personnel. Il fait l’expérience de sa jeune
liberté en « protestant » et celle de sa force personnelle en
repoussant toute forme de grâce. Il a un esprit rationnel. Le
royaume des contes et ses personnages pâlissent devant le
regard de son âme. – Il a été prédit à la fille du roi au berceau
qu’à son quinzième anniversaire elle se piquerait avec un
fuseau et tomberait morte. – Que l’on détruise tous les fuseaux
du royaume, La princesse fleur d’épine (ou La belle au bois
dormant) trouvera chaque fois, au jour fixé par le destin, le
chemin vers la chambrette de la tour. La « méchante fée » est là
et file. La princesse, poussée par la curiosité, touche le fuseau
pour filer elle-même. Et la prédiction de la treizième fée se
réalise. Qui voudrait empêcher la jeune âme de monter un jour
dans la vieille tour et de commencer à filer ? Lorsqu’elle
s’éveille en haut, dans la tête, et prend plaisir à saisir les fils de
la pensée pour continuer elle-même à filer, elle se retrouvera
bientôt emprisonnée dans la trame de son propre monde.
O combien, l’âme a vite fait de se transformer en chrysalide
et de s’enfermer dans la toile de ses pensées ! Elle se détache
ainsi du monde de l’esprit qui l’entourait encore de vie et qui,
avec des ailes d’ange, protégeait son enfance pleine de rêves.
Ce qui hier encore était vrai et sacré pour elle est rejeté d’un
sourire moqueur. Le doute tue un monde de personnages
familiers, qui autrefois étaient les compagnons chers à notre
esprit enfantin. Le château tout entier tombe sous la même
malédiction, mais c’est de la chambrette de la tour, en haut,
qu’est parti le malheur ! Maintenant la tête tyrannise le monde
plein de richesse du cœur. Les êtres du conte en meurent.
C’est de ton fait s’ils meurent, voilà ce que le conte veut nous
dire ; ils pourraient encore vivre aujourd’hui, car ils sont
éternellement jeunes par leur essence même : « Et s’ils ne sont
pas morts, ils vivent encore ». Mais une promesse régit le sort
de l’enfant royale à qui le cosmos entier a envoyé des
marraines : douze femmes entouraient son berceau, envoyant
sur terre les forces des douze constellations zodiacales. Ce
n’est pas la mort qui doit s’emparer de la princesse dans sa
quinzième année, mais un sommeil de cent ans, dit la douzième
fée. Car l’être d’un enfant est immortel, on peut lui jeter un sort
mais non le détruire. Un jour viendra à lui l’éveilleur.
L’intelligence terrestre dira que « Cent ans » étant une longue
période, personne ne pourra faire cette expérience de
résurrection si à quinze ans il est touché par le fuseau. « Cent
ans » désignent une certaine durée dans le langage du conte.
Un sommeil universel se répand pendant toute une époque sur
les tréfonds de l’âme, tandis que l’intellect se développe. Mais
cette période – nous l’appelons aujourd’hui la période
matérialiste – prendra fin, elle aussi. Et de même que le jeune
être humain, pendant son voyage sur terre (à la puberté), fait
l’expérience de l’éveil de la raison et revit par là une
expérience de l’humanité, de même le sort jeté par la raison
rigide peut à nouveau être rompu, ce qui relève d’une
expérience future de l’humanité, mais qu’il peut déjà vivre.
Alors les cent ans seront écoulés pour lui. Les hommes qui par
une grâce du destin ont déjà pu faire cette expérience, ont
raconté de ce fait au peuple de beaux contes d’éveil. Ils ont
rencontré l’éveilleur. Sous ses baisers, l’œil de l’âme s’est
ouvert. Et tous les personnages du conte sont redevenus vivants
sous leur regard. Tout le château fut délivré de son
enchantement. De tels narrateurs auraient pu aussi bien
annoncer à propos des rois et des princesses : « Et même s’ils
sont morts, un jour ils ressusciteront ! ».
Ils peuvent réellement ressurgir grâce à une perception
intérieure : Blanche neige, Cendrillon, Le voyage du Petit
Poucet, Le pauvre garçon meunier et La petite chatte, Les
enfants d’or et Frérot et sœurette. Ils n’ont rien perdu de la
fraîcheur de leur jeunesse ni de leur sainte vérité : car ils sont
des images primordiales des forces de notre propre âme et des
étapes de développement par lesquelles nous devons passer. Ce
ne sont pas des allégories ni des idées travesties en symboles,
mais des êtres ayant leur essence propre, qui ont leur destin
déterminé et qui passent par des métamorphoses. En ces êtres
se révèle plus de psychologie que ne peut nous apprendre
l’auto observation habituelle, une sagesse de l’âme qui ne se
conquiert pas par l’expérience ni par des essais de réflexions
psychanalytiques. Car cette sagesse de l’âme ne se dévoile
qu’au regard de celui qui, à partir des perceptions sensorielles
et du penser capable de combiner, progresse jusqu’à la
perception directe des forces formatrices de la nature et de la
vie de l’âme. Gœthe s’est constamment exercé à développer ce
regard. Lorsqu’il perçoit de façon sensible-suprasensible la
plante primordiale dans toutes les configurations végétales, ou
bien la métamorphose des forces de l’âme dans son conte du
Serpent vert et du beau Lys, cette force de contemplation
nouvellement ranimée se manifeste déjà. Novalis possédait
cette faculté à un très haut degré et il savait qu’il s’agissait de
cette nature enfantine reconquise par l’homme et qui se prépare
à rajeunir un monde devenu sénile. Dans l’évolution de l’âme
humaine, la force ayant acquise la plus grande maturité est
l’intelligence critique, logique. Elle sait analyser, ordonner ce
que les sens lui apportent. Mais elle est incapable de repenser
les pensées créatrices de l’esprit qui régit le monde. Elle
devrait d’abord être artiste, car elle ne peut reconnaître que ce
qui est semblable à elle. Si par-contre le processus de
connaissance se transforme en une activité artistique
d’imitation des choses contemplées, alors il pénètre par une
expérience vivante dans les forces du devenir de l’existence. Il
s’éveille au milieu d’un monde de personnages qui n’est jamais
statique, mais dans lequel règnent des processus de formation
et de transformation, comme Faust le décrit dans sa descente au
« royaume des Mères. »
Dans ses écrits de science spirituelle, Rudolf Steiner a sans
cesse décrit à partir de points de vue différents comment arriver
à ce degré de connaissance supérieure. Comme ce processus de
connaissance conduit vers un monde d’images créatrices, il l’a
désigné par le mot « imagination ». Pour cette « perception
imaginative », notre propre vie intérieure qui ne se révèle à
nous que par des images-souvenirs, des états d’âme, des
impulsions de désir, pourra s’enrichir et devenir un monde
intérieur de personnages. Les puissances agissantes, les
lumineuses et les sombres, qui régissent les différentes
impulsions de l’âme deviennent palpables à celle-ci. Il s’agit là
d’un mystère d’auto-éveil qui s’accomplit dans l’âme. Lorsque,
par une vivification active, le penser commence à se
transformer en imagination, une expérience intérieure
s’effectue qui renouvelle la sphère de notre ressenti face à la
vie. En pénétrant peu à peu dans le monde imaginatif, grâce à
son développement, l’homme se sent rajeunir de plus en plus. Il
sait maintenant que c’était l’intellect qui l’avait figé et qui a
rendu sénile la vie de son âme. Ce sont les mêmes forces qui
ont édifié notre corps et l’ont constamment imprégné de forces
de croissance, qui, en s’élevant, deviennent des forces de
penser créatrices d’images. Pendant notre enfance, elles
façonnent et développent notre corps, maintenant elles veulent
façonner l’imagination. C’est pourquoi l’éveil de l’âme à la
connaissance imaginative est en même temps un retour à la
prime enfance. Celui qui fait cette démarche de connaissance
s’unit à nouveau aux forces innocentes du devenir de sa
première existence. Une vie solaire flue des saintes hauteurs du
monde dans cette vie. Des personnages rayonnants de lumière
dorée, un palais d’or, brillent dans son expérience imaginative.
Il commence à comprendre d’une façon nouvelle la parole du
Christ disant que nous devons d’abord devenir comme des
enfants avant de pouvoir rentrer dans le Royaume des cieux.
Il y a eu en effet un stade de l’évolution humaine où cette
conscience imaginative était encore comme un héritage céleste
commun à tous. Les hommes ne cherchaient les réponses aux
énigmes de l’existence posées à la connaissance ni dans des
concepts bien définis, ni dans un enchaînement de pensées
logiques ; c’est par des images fluctuantes, des êtres pleins de
vie que se révélaient à eux les rapports plus intimes entre les
choses. Ils rêvaient les solutions des mystères du monde. Le
rêve d’aujourd’hui, imprégné de souvenirs de la vie de veille et
dirigé par des forces du désir n’est plus qu’un reste pitoyable,
une caricature de cette vision imaginative qui, jadis, s’offrait
aux âmes pendant la journée, puis plus tard entre la veille et le
sommeil et qui était d’autant plus fiable que la raison s’y
manifestait le moins possible.
C’était donc une sagesse instinctive qui, avec la sûreté et
l’exactitude d’une force de la nature en l’homme, a donné
forme, par un vécu imaginatif créateur de mythes, aux grandes
imaginations au sujet des dieux. Ceux-ci ont pu, par la suite,
présenter dans les mythes et les légendes l’intervention des
puissances suprasensibles dans le devenir historique de
l’humanité. D’eux aussi sont issus les symboles grandioses de
la révélation religieuse et le langage symbolique des anciens
cultes sacrés. Ce n’est qu’avec le progrès du développement
des forces nouvelles de l’entendement dans l’âme humaine et
de la façon de penser scientifique moderne qui en a découlé
que ces facultés spirituelles primordiales ont dépéri. Elles ont
dû être sacrifiées pour rendre possible le développement de la
libre personnalité de l’homme qui a besoin de la pure force du
penser. Ce n’est qu’au-dessus du niveau de la conscience de
veille actuelle, et de la vie de rêve ordinaire qui se trouve loin
en–dessous, que peut s’éveiller un nouveau vécu en images,
une sorte de « surconscience ». Celle ci porte en elle la
réflexion et les lois claires du penser ; elle est dépourvue de
tout arbitraire car elle a comme fondement le triomphe de
l’âme sur les forces du désir et du rêve. Si d’une part le conte
est un reliquat d’anciennes facultés de l’âme qui sont encore
restées vivantes en l’une ou l’autre personne, il est d’autre part
surtout un intermédiaire, par ses qualités particulières, et un
précurseur prophétique qui conduit vers un nouveau vécu des
images. Il vivifie les forces de l’imagination qui, sous la
couche de la conscience intellectuelle, s’activent doucement et
qui, au fond, sont déjà partout présentes aujourd’hui et
poussent à l’évolution.
Novalis dépeint dans son Heinrich d’Ofterdingen cette force
de connaissance imaginative qu’il considère comme le
fondement de la véritable fantaisie qui génère les contes. Il la
nomme « Fable ». Un dialogue s’établit :
« Que cherches-tu ? » dit le sphinx – « Ce qui m’appartient »
répond Fable – « D’où viens-tu ? » – « Des temps anciens » –
« Tu es encore un enfant » – « Je serai éternellement un
enfant » – « Qui sera ton soutien ? » – « Je ne m’appuie que sur
moi » –
Le conte cherche toujours « ce qui lui appartient » ; il s’agit
en fait toujours du retour d’un pays étranger dans sa patrie, de
la situation de l’âme qui devient « étrangère à elle-même » et
de la redécouverte de sa propriété primordiale : son éternelle
enfance. Cet état d’enfance ne consiste pas en une sourde
inconscience. Il se caractérise par une relation intime avec le
monde : un sentiment d’être apparenté à tous les personnages,
une connaissance comme aux temps primordiaux. Il y aura
toujours des contes qui circuleront parmi les hommes parce que
cet état d’enfance, même s’il est tombé dans l’oubli, s’il est
enseveli dans notre âme, est notre héritage inaliénable et qu’en
dépit de la fière démarche de l’évolution, l’humanité doit
toujours à nouveau commencer par l’état d’enfant, ce qui nous
replace chaque fois à notre début primordial, lorsque nous
commençons le cours de notre vie terrestre. Peu importe que la
connaissance et les styles artistiques continuent à évoluer de
quelque manière que ce soit – le conte sera là, de même
qu’entre les adultes apparaissent toujours à nouveau des
enfants qui rajeunissent l’humanité. Les personnages des
contes se forment à partir de la substance lumineuse de
l’enfance : le cœur d’enfant le plus naïf et la connaissance la
plus sage peuvent se rencontrer dans cette expérience.
*
Les frères Jacob et Wilhelm Grimm n’ont pas entrepris de
collectionner les contes sous l’impulsion d’une connaissance
claire de l’origine suprasensible du conte. Mais en vrais fils du
romantisme ils avaient un ressenti instinctif, inné, pour la
sagesse enfantine des contes. Ils ressentaient que la succession
d’images était soumise à une loi interne, sans avoir pour autant
une vision claire de la conscience imaginative. « Les reliquats
d’une foi remontant aux temps les plus anciens et qui
expriment sous forme d’images les choses suprasensibles, sont
un facteur commun à tous les contes » dit Wilhelm Grimm.
« Ces récits mythiques sont comme les éclats d’une pierre
précieuse brisée, éparpillés sur un sol recouvert d’herbes et de
fleurs et qui ne se découvrent qu’à un regard plus perçant. Le
sens en a été depuis longtemps perdu, mais il peut encore être
ressenti et donne son contenu au conte tout en satisfaisant le
plaisir naturel qu’apporte le merveilleux ; ils ne sont en aucun
cas le simple jeu coloré d’une fantaisie débridée. » Wilhelm
Grimm considère donc que ces images des contes ont un sens.
Mais il pressent que ce sens a été perdu à notre époque. Il
voudrait sauver autant que possible le plus grand nombre de
ces éclats de pierre précieuse et les réunir à nouveau. Mais
jamais les frères Grimm ne se sont sentis autorisés à façonner
les motifs ainsi transmis dans un travail de création poétique
arbitraire et à vouloir les développer à la façon d’Achim von
Arnim ou de Clemens Brentano. Il leur semblait que dans les
trésors des contes se trouve conservé un héritage sacré et
inentamé de l’esprit du peuple comme l’or immergé dans le
Rhin. Au début du 19 e siècle, il était tout juste possible de
rassembler encore ces images dans un esprit respectueux et de
les préserver de la falsification par l’intellect qui croyait
pouvoir jouer avec ces personnages selon l’arbitraire de sa
fantaisie.
De toutes parts, ils ont rassemblé ces joyaux. La vieille
conteuse de Zwehren près de Kassel, Madame Viehmännin, qui
semblait puiser ses images et ses paroles des tréfonds de la
mémoire et qui ne tolérait aucune modification de langage ni
aucune omission d’image lors de la narration d’un conte, est
très connue. De telles âmes ressentaient les images des contes
comme un chant sous forme de canon où une phrase s’insère
dans l’autre.
De précieux trésors de contes, les frères Grimm en reçurent
aussi de la maison Wild, la pharmacie « Zur goldenen Sonne »
(Au soleil d’or) à Kassel. Les contes que la vieille Marie
racontait aux enfants du pharmacien ont été insérés dans la
collection. Nous devons également à la qualité charmante de
conteuse de la jeune Dortchen Wild, qui deviendra plus tard
l’épouse de Wilhelm Grimm, une série de contes parmi les plus
aimés.
Certes, avec les années se manifestera chez Wilhelm le
courage de compléter lui-même des fragments de contes et de
les « raconter à sa façon ». C’est le cas, par exemple, de Neige
blanche et Rose rouge. Mais celui qui ressentira précisément
dans cet exemple la précaution avec laquelle il l’a fait et dans
quelle mesure il a continué à lui donner forme en s’inspirant
des lois de croissance qui sont inhérentes à un conte et qui
portent en elles les imaginations, admirera la fidélité qui l’a
guidé. À force de se plonger toujours à nouveau dans ces récits
qui lui ont été donnés, de cultiver le trésor d’imaginations
transmis, s’est établie peu à peu dans l’âme, au fil des années,
une sûreté instinctive. C’est comme si les personnages
commençaient à construire leur propre vie dans l’âme qui
s’imprègne de ces imaginations. Par conséquent, ce qui a été
modifié n’est pas forcément faux, de même ce qui par ailleurs a
été fidèlement transmis peut avoir beaucoup dévié par rapport
au contenu imaginatif initial.
*
Les considérations qui suivent veulent être une recherche du
« sens perdu » des anciens contes populaires dont parle
Wilhelm Grimm (« la conception imagée de choses
suprasensibles » comme il dit lui-même).
Plus particulièrement, notre développement sera essentiellement axé
sur l’ensemble connu de la collection des contes de Grimm.
Son lien avec la mythologie sera éclairé pour l’essentiel par
différents exemples. L’affirmation que les contes ne sont pour
ainsi dire que des vestiges de mythe, n’apporte aucune
qualification déterminante de l’essence de l’une ou l’autre
catégorie de récit. C’est une toute autre voie que celle que la
recherche moderne a l’habitude de prendre qui est choisie ici.
En effet, cette recherche a rassemblé, depuis la parution de la
collection des contes de Grimm, une quantité considérable,
quasi encyclopédique, de matériel de contes, et elle peut suivre
les motifs et leur parenté à travers les peuples et les différentes
époques de notre globe terrestre. En dépit de l’admiration que
nous éprouvons face à ce travail de recherche qui a essayé de
sauver les trésors des contes de toutes les races et toutes les
cultures, nous sommes convaincus que cette méthode ne peut
nullement nous faire progresser dans la véritable connaissance.
En effet, elle ne ramène pas les motifs imagés à leur source
primordiale, la vision suprasensible, et croit de ce fait ne devoir
constater partout qu’une interdépendance (« motifs qui
voyagent »), alors que les différents peuples, à différentes
époques, ont pu faire, indépendamment les uns des autres,
l’expérience de ces imaginations évidemment apparentées. De
plus, elle ne discerne pas que, même si des motifs semblables
apparaissent ici et là, la progression de la conscience humaine
peut se révéler précisément dans l’évolution des motifs ; que
les mêmes images, suivant leurs rapports, peuvent exprimer des
choses très différentes. C’est pourquoi il est recommandé de ne
pas isoler les différentes images comme des mots ni de les
enregistrer. Dans le vécu imaginatif, le processus dont l’image
n’est qu’un maillon est toujours plus important que celle-ci.
C’est pourquoi, dans cet ouvrage, on a essayé de faire revivre
comme un tout une série de contes importants. Le regard
devient alors naturellement plus pénétrant pour les motifs
isolés et les liens qui existent entre eux. La postface apportera
quelques éclaircissements là-dessus.
Le plus important dans ces considérations nous semble être
de trouver le point de départ intérieur de ces différentes
révélations du suprasensible. Dépister en même temps les états
de conscience à partir desquels les imaginations se sont
développées était pour nous le point de vue déterminant. Ceci
nous demande évidemment d’arriver à ressentir l’ensemble de
ce qui constitue l’être humain et ses rapports aux mondes
spirituels. Le regard, dirigé vers des points de départ
déterminés de l’expérience spirituelle, c’est-à-dire du réveil de
l’âme, peut être acquis de la même façon que Rudolf Steiner
avait l’habitude de nous présenter les résultats de sa recherche
spirituelle ; non comme un édifice d’apprentissage terminé,
mais en nous indiquant pour chaque connaissance
suprasensible le chemin qui peut y conduire.
Rechercher de telles voies d’une aspiration spirituelle,
reconstituer en soi l’atmosphère fondamentale et un point de
départ fructueux, est quelque chose de fondamentalement
différent d’une interprétation symbolisante des contes. Cette
dernière détruirait en effet le charme de l’expérience artistique
vécue et la jouissance qui en découle. Le fait d’indiquer le
point de départ, la source de l’expérience imaginative, met en
mouvement l’âme du lecteur ou de l’auditeur, ce qui permet de
pénétrer toujours plus profondément dans la reconstitution des
images ou des situations du conte. La possibilité de percevoir
des finesses qui nous ont échappé en regardant simplement le
jeu bariolé de la fantaisie, est favorisée par une telle démarche
de compréhension des contes.
D’autre part, on pourra souvent remarquer que nous avons
évité consciemment dans cet ouvrage l’explication subtile de
certains traits particuliers. Il faudrait toujours se souvenir que
nous avons là des récits modifiés de multiples façons, où les
expériences initiales peuvent être recouvertes par les ramages
de la fantaisie.
Il n’est sans doute pas nécessaire de souligner que les contes
doivent être apportés aux âmes enfantines évidemment sans
aucune explication. L’enfant s’unit encore directement au
contenu du conte. La sagesse de ses forces innocentes de
croissance lui permet de ressentir le langage des imaginations
et il vit intensément sa parenté avec eux. Ses forces formatrices
éthériques qui conditionnent l’organisation et la santé du corps
se nourrissent des images d’un vrai conte. Celles-ci sont un
élixir de vie pour lui. Oui, la sagesse du conte veut elle-même
« offrir l’eau de la vie » dont nous avons tous besoin
aujourd’hui car les forces de sclérose et de mort commencent à
agir très tôt dans notre organisme. Jusqu’à un âge avancé, la
force vivifiante que nous avons reçue pendant ces heures de
notre enfance où nous pouvions écouter, heureux et
émerveillés, le récit des contes, peut irradier le corps et l’âme. 11
Si les temps présents n’aspirent pas à une connaissance
consciente des sources d’expériences spirituelles d’où sont
issues les images des contes, au bout de très peu de temps le
sens de la réalité supérieure qui vit dans ses personnages
s’éteindra sûrement. Car les pensées matérialistes qui
imprègnent aujourd’hui toute forme de vie ont une action très
forte. Beaucoup plus fortes que le pressentiment ou le ressenti
esthétique qui, à notre époque, préservent l’amour des contes.
C’est certes un signe d’espoir qu’à présent le conte, surtout le
conte populaire, suscite à nouveau un intérêt croissant. De
nouvelles collections paraissent régulièrement. Les contes
d’autres peuples et d’autres ethnies nous deviennent
accessibles grâce à leur traduction. Des jeux de contes que l’on
présente sur des scènes de théâtre privées sont accueillis avec
beaucoup d’enthousiasme. Une humanité figée dans l’intellect
aspire à une source de rajeunissement.
Peut-être est-ce dû aussi au fait que les cœurs en savent plus
que la tête ne veut et ne peut admettre. Que les âmes
pressentent combien celui qui veut les éveiller pour les délivrer
de l’enchantement est proche d’elles. Nous vivons en effet à
une période où de hautes prédictions vont s’accomplir et où les
contes commencent à nouveau à être vrais dans le sens le plus
profond.