Les écrits philosophiques de Steiner débutent en 1883 par les commentaires à l’édition des œuvres scientifiques de Goethe, et culminent par la Philosophie de la liberté de 1894. Le système philosophique steinérien est basé sur l’examen de l’acquisition de la connaissance, que nous appellerons cognition ou acte cognitif selon le contexte,
Le développement du système philosophique fut lié dès ses débuts à une critique de l’acte cognitif de Kant, jugé non dépourvu de préjugé et en opposition avec l’élaboration des idées; la foi envers le kantisme est même qualifiée de malsaine, que Steiner se propose de combattre par l’analyse minutieuse du problème cognitif pour montrer l’inaptitude de la théorie de Kant à fournir une solution au problème de la connaissance. L’existence des jugements « à priori”, c’est à dire soustraits à toute expérience, est niée, car ne peut faire partie du savoir que ce qui à un moment donné fut vécu, donc qui se présenta à l’individu en tant qu*expérience, même si celle-ci fut d’ordre intérieur; Steiner cite Volkelt, pour lequel l’affirmation kantienne de ces prémisses met sérieusement en doute le caractère do théorie cognitive de la Critique de la raison pure. Steiner soutient que le contenu de toute cognition ne peut pas précéder l’observation mais doit partir de celle-là: toutes les connaissances sont de ce fait d’essence empirique. Les jugements à priori kantiens étant en réalité des postulats, ils contraignent l’objet à se soumettre à leurs affirmations: le sujet prescrit à l’objet, alors que c’est de l’objet que devraient émaner les faits cognitifs. La pensée ne doit rien affirmer d’à priori sur le donné, mais doit réunir les conditions à partir desquelles apparaissent à postériori les lois inhérentes aux faits. Toute cognition relative au fonds du donné ne peut être accomplie qu’à son contact immédiat. Le point de départ de l’examen théorique de la cognition doit écarter tout ce qui fait déjà partie du domaine acquis à l’aide de la cognition; ce début ne pout etre que le donné immédiat tel qu’il se présente à l’individu avant que celui-ci n’émette à son sujet un jugement quel qu’il soit. Ce donné immédiat inclut tout ce qui émerge à l’horizon du vécu: les sentiments, les perceptions, les points de vue, les volitions, les images de rêve, les représentations, les concepts et les idées, les illusions et les hallucinations.Le deuxième point de la théorie steinérienne réside en le postulat-interrogation: existe-t-il parmi le donné une catégorie différente des autres – mais non encore différenciée à l’aide d’un jugement cognitif! -, telle que le contenu de l’Univers pénètre lui-même en l’activité cognitive? En d’autres termes: existe-t-il un donné qui ne soit donné que dans l’acte cognitif? La réponse est affirmative: cette catégorie particulière est constituée par les concepts et les idées qui n’entrent dans le champ des données que par et pour l’acte cognitif. Tout autre donné doit être donné pour être vécu; les concepts et les idées sont les seuls qui doivent être produits pax l’individu lui-même avant d’être vécus. Steiner désigne par « contemplation intellectuelle » l’activité où la forme et le fonds sont simultanément donnés en la pensée, mais indépendamment de tout contenu empirique: c’est le cas p.ex. du concept de la causalité, indépendant de tout exemple de causalité ou de l’ensemble de toutes les causalités. Une telle aptitude est niée par Kant pour qui la pensée ne peut se rapporter qu’à des objets existants, car incapable de produire quelque chose à partir d’elle-même.(3) L’activité cognitive est caractérisée par la convergence de la réalité vers l’individu à l’aide de deux courants celui de la perception et celui de la pensée. Devant une chose donnée, l’être pensant produit un concept: c’est la partie de la réalité que l’individu ne reçoit pas de l’extérieur mais de l’intérieur; la réunion des deux est le fait de la cognition. La perception n’est ainsi pas quelque chose de clos en soi, mais seulement un côté de la réalité totale: l’autre côté est le concept, et l’acte cognitif est la synthèse de ces deux composantes, épuisant l’objet de la cognition. Toute catégorie d’existence en dehors de la perception et du concept est à mettre au compte d’une hypothèse non justifiée: il en est ainsi de la « chose en soi » kantienne, appartenant à une catégorie qui échappe aussi bien à la perception qu’au concept; à ce titre, il ne s’agit que d’un Jeu cérébral sans objet.
Il serait encore à remarquer que l’évolution humaine ne décèle à aucun moment une frontière entre la perception pure et le concept pur: cette frontière n’est qu’occasionnelle et propre à l’acte cognitif; ainsi l’élément « couleur rouge » n’existe nulle part en soi: il est lié à d’autres éléments sans lesquels il ne peut subsister; mais il est nécessaire pour l’individu d’opérer certains isolements pour les soumettre à son examen.
La pensée est l’élément réunissant l’individu au Cosmos, individu restant individuel dans son sentiment et dans sa perception, mais s’identifiant à tout par sa pensée. La perception est un acte isolant, engendrant l’énigme de la chose dans son isolement: la pensée résout l’énigme en rétablissant l’état d’origine; ce que l’individu isole par sa perception, le même individu le rétablit dans son intégralité par la pensée.
La dichotomie entre le « Moi » et l' »Univers » prend sa source dans la propre conscience individuelle: c’est l’individu lui-même qui, de par son essence, s’isole de la nature. Les conditions à l’acte cognitif sont donc établies par et pour le moi; et c’est ce moi qui se pose à lui-même les questions à résoudre, questions qu’il emprunte exclusivement à la sphère de ses pensées: ce n’est pas le monde, mais c’est l’individu qui questionne.
Lors de la cognition, les questions se forment par suite de la mise en présence de deux sphères: celle de la perception déterminée par l’organisation subjective de l’individu, par l’espace et le temps, et celle de l’univers conceptuel dans son essence universelle. L’individu ne fait que raccorder ces deux domaines qui lui sont bien connus, une limite quelconque à la cognition n’étant dans ce cas pas possible. Cette limite n’existerait que si les expériences elles-mêmes imposaient à l’individu le besoin de les connattre, si c’étaient elles qui décidaient des questions à poser. Mais ce n’est pas le cas: c’est la pensée qui éprouve le besoin de faire correspondre à l’expérience l’essence propre de cette dernière, la pensée ne pouvant que chercher dans l’Univers ses propres lois et non pas ce qui lui est étranger. Il en résulte qu’il ne peut pas être question des limites de la cognition. Les choses ne demandent aucune explication; elles existent et agissent les unes sur les autres d’après des lois pouvant être trouvées par la pensée, et elles existent dans une union indissoluble avec ces lois. Le moi se dresse alors devant elles pour n’en saisir d’abord que l’aspect perceptif; mais au sein du moi se trouve une force capable de trouver l’autre aspect de la réalité: ce n’est qu’après avoir synthétisé pour lui-même ce qui est uni dans l’Univers, que le moi a satisfait son besoin cognitif car parvenu à la réalité. Le dualisme avec ses catégories « sujet/objet » est ainsi mis en défaut, car cette opposition, valable uniquement au moment de l’acte perceptif, est extrapolée vers une existence intrinsèque on dehors de cette perception. Comme les choses ne sont séparées pendant la perception que dans la mesure où le sujet n’a pas encore mis en jeu sa pensée qui fait disparaître cette séparation en la faisant reconnaître comme purement subjective, le dualiste reporte cette catégorie sur des êtres hors perception, attribuant ainsi à tort une valeur absolue à ce qui n’est que relatif.
Avant l’acte cognitif, l’Univers ne présente à nous sous un aspect double: la cognition rétablit l’unité, et la philosophie partant de ce principe fondamental est qualifiée de monistique: la philosophie stelnérienne est ainsi un monisme basé sur ce type d’acte cognitif. Le monisme ne cherche pas à ajouter à l’expérience une a-expérience (un au-delà), mais voit en les perceptions et concepts le réel. Il ne construit pas une métaphysique à partir des concepts seuls, car les concepts ne sont qu’un côté de la réalité caché à la perception, et qui ne peuvent donc avoir un sens que conjointement à cette perception. Il ignore ainsi toute idée se rapportant à un objet situé au-delà de l’expérience, objet ne pouvant faire partie que d’une métaphysique hypothétique.