La description de la pensée est en même temps la science de la pensée, car d’une part la démonstration n’intervient que par la synthèse de ce qui est pensé avec un autre contenu, et de l’autre par le fait que la démonstration suppose l’existence préalable de la pensée.
Steiner distingue soigneusement d’une part le penser, et d’autre part les concepts et les idées acquis à l’aide de cette activité (les idées sont pour lui de mtme nature que les concepts, mais plus substantielles que ces derniers): il s’agit d’une différence fondamentale avec Hegel, pour qui les concepts sont des données initiales. La pensée est au-delà du sujet et de l’objet, car « sujet » et « objet » sont des concepts produits par cette pensée: le sujet ne pense pas parce qu’il est sujet, mais il se considère comme sujet parce qu’il pense. L’activité de la pensée n’est donc ni objective ni subjective .Cette activité reliant entre eux les faits perceptifs est d’essence substantielle, apportée de la sphère idéelle au devant de la perception. La forme de cette pensée est appelée intuition, et est pour la pensée ce que l’observation est pour la perception: l’intuition et l’observation sont donc les sources de notre cognition.
La pensée elle-même peut également être un objet d’observation, mais est dans ce cas différente de l’activité de la pensée mise en jeu pour cela, bien que les deux pensées soient qualitativement semblables. La pensée est le seul objet de la catégorie du donné devant être produit par l’individu avant son observation. La pensée se révèle ainsi le seul point de l’Univers où l’individu doit être présent si quelque chose doit s’accomplir; c’est ce fait qui est à l’origine de l’énigme posée par les objets, car l’individu ne participe en aucune façon à leur existence: la pensée est par conséquent d’une façon exclusive le point de départ de la considération de toute chose.
A l’inverse du sentiment, la pensée est universelle. Elle ne revêt un aspect individuel que parce que l’individu la rapporte à son propre sentiment; il en résulte une coloration particulière de la pensée universelle en chaque individu. Le concept du triangle par exemple, est unique, et il est sans importance pour ledit concept par quel individu il est pensé. Pour le monisme steinérien, le contenu conceptuel de l’Univers est le même pour tous les individus: le même Univers idéel s’extériorise en les individus qui ne se différencient entre eux sur ce plan que parce qu’ils embrassent chacun une autre partie de ce contenu universel.L’impulsion vers la cognition prend sa source en cette universalité de la pensée, s’étendant également en dehors de son existence particuliére en l’individu. La représentation est liée à l’existence du soi individuel qui est la partie immuable devant les perceptions changeantes, et qui peut être perçu simultanément aux autres perceptions. La représentation est le lien de l’image observée avec ce soi individuel: elle ne peut exister que parce qu’elle est vécue dans la perception concomitante de ce dernier, s’enrichissant par l’appropriation d’un nouvel élément. La représentation devient ainsi une perception subjective, par opposition à la perception objective grâce à la présence de l’objet dans le champ perceptif. La représentation est également conçue comme un concept individualisé. Au moment de la synthèse cognitive de la perception et du concept, ce dernier revêt par la perception une forme individualisée, adaptée à elle: la représentation se situe donc entre la perception et le concept, et constitue le concept appliqué à la perception. La seule exception à ce processus est la pensée elle-même dans sa dualité objet perçu/pensée correspondante: la représentation n’est alors pas un intermédiaire entre ces deux catégories.
La réalité se présente sous ses formes perceptive et conceptuelle, la représentation en est l’aspect subjectif. Mais l’individu ne se contente pas seulement de relier à l’aide de la pensée le concept à la perception: il les ramène également à son moi individuel au moyen de son sentiment; par la pensée il participe au fait général du Cosmos, par le sentiment, il se retire dans les tréfonds de son propre être; mais le sentiment est également le moyen grâce auquel les concepts acquièrent une vie concrète. Steiner fait remarquer à propos du sentiment qu’un certain mysticisme le privilégie comme moyen de cognition; or le sentiment, dans son aspect essentiellement individuel, appartient lui aussi à la catégorie de la chose perçue; il est donc erroné d’ériger en principe universel ce qui ne peut avoir de signification qu’au sein de l’individu.
Steiner attribue à sa théorie cognitive une place fondamentale au sein de la signification du savoir humain; grâce à cette théorie, il est possible pour lui d’aborder les rapports des sciences isolées envers le monde, et de parvenir ainsi des sciences à la conception du monde. Le fait de n’avoir pas employé dans la théorie cognitive des connaissances des sciences quelles qu’elles fussent, a permis une construction dépourvue d’unilatéralité, cette dernière habituellement provoquée par l’abord immédiat d’un objet de la cognition à la place du processus cognitif lui-même.
Un deuxième point fondamental relatif à la pensée est son essence spirituelle: l’individu observant la pensée, vit dans une sphère spirituelle se portant elle-même, et saisit ainsi le spirituel se présentant à lui sous une forme immédiate. Dans ce cas précis où la perception et la pensée sont réunies, il n’y a plus lieu de considérer la pensée comme une sorte de vague reproduction de la réalité: elle se présente dans son essence spirituelle se suffisant à elle- même. Cette partie du spirituel surgit à la conscience individuelle par l’intuition: Steiner désigne par ce terme le vécu conscient dans une sphère exclusivement spirituelle d’un contenu purement spirituel. Ce n’est que par l’intuition prise dans ce sens que l’essence de la pensée peut être saisie.