Rudolf Steiner (1861‑1925), fondateur de l’Anthroposophie aux multiples réalisations dans des domaines aussi variés que la pédagogie, la médecine, l’agriculture, l’art, etc., est moins bien connu – on pourrait même, dans certains cas, dire pas du tout connu – comme philosophe.
L’itinéraire philosophique de Rudolf Steiner occupe pour deux raisons principales une place particulière dans l’histoire de la philosophie moderne : l’une est le contact que Steiner eut dès son plus jeune âge avec ce que l’on peut désigner par le terme suprasensible, l’autre, le désir du philosophe naissant de créer des bases non dogmatiques et accessibles à la pensée seule, qui permettraient, par une saisie de l’acte cognitif, analyse non enroulée en un cercle vicieux, l’abord scientifique de tout phénomène observable, y compris le suprasensible en question. La phase d’élaboration est ainsi consacrée à une triple prise de conscience : le rejet du résidu transcendant kantien issu de la dichotomie dogmatique objet‑sujet, l’étude détaillée du système de Goethe, porté en filigrane entre autres par la production scientifique dans laquelle le phénomène primordial – Urphänomen – remplace le réalisme métaphysique de la science habituelle, et la saisie de ce qu’il est licite d’appeler réalité, et partant, l’acte cognitif lui‑même. Et enfin, finalité et synthèse, l’éthique, bâtie sur la connaissance réalisée par l’homme engagé sur le chemin de la liberté.
Le cadre du présent essai n’étant réservé qu’à une approche liminaire de la Philosophie de la liberté, le lecteur, désireux de pousser plus avant son étude, consultera avec fruit les articulations intimes du cheminement conceptuel du philosophe Rudolf Steiner dans Mein Lebensgang (Le cours de ma vie)1, autobiographie rédigée à la fin d’une vie fidèle à ses vuesinitiales.
Avant d’aborder notre texte, signalons à titre indicatif les ouvrages philosophiques que Steiner édita jusqu’à 1914, et dont les titres seuls sont déjà révélateurs des préoccupations de leur auteur :
de 1884 à 1897 : Goethes Naturwissenschaftliche Schriften. Edition préfacée et commentée des Ecrits scientifiques de Goethe. Les préfaces constituent, surtout pour les trois volumes édités avant 1891, des éléments fondamentaux de la philosophie de leur auteur, érigée dans le désir d’appréhension de la pensée goethéenne.2
1886 : Grundlinien einer Erkenntnistheorie der Goetheschen Weltanschauung. (Eléments d’une théorie cognitive de la vision goethéenne du monde)3
1891 : thèse de doctorat de philosophie (Université de Rostock) : Die Grundfrage der Erkenntnistheorie mit besonderer Rücksicht auf Fichte’s Wissenschaftslehre.(Le problème fondamental de la théorie cognitive, dans l’attention particulière accordée à la « Théorie de la science » de Fichte)4
1892 :Wahrheit und Wissenschaft. (Vérité et science) Edition élargie de la thèse de doctorat ci‑dessus.5
1894 : Die Philosophie der Freiheit. (La Philosophie de la liberté)6
1895 : Friedrich Nietzsche, ein Kämpfer gegen seine Zeit (Frédéric Nietzsche, un lutteur contre son époque)7
1897 : Goethes Weltanschauung. (La vision goethéenne du mon‑ de)8
1900‑1901 : Welt‑ und Lebensanschauungen im neunzehnten Jahrhundert.(Visions du monde et de la vie au dix‑neuvième siècle)9
1914 : Die Rätsel der Philosophie. (Les énigmes de la philosophie) Edition élargie de l’ouvrage précédent, constituant une histoire encyclopédique de la philosophie occidentale, des présocratiques à Einstein.10
Tous ces volumes, à l’exception des numéros 4 et 9, sont édités aux Editions « Rudolf Steiner » à Dornach (Suisse), dans la série des œuvres complètes (Gesamtausgabe).
Signalons pour terminer, que ce n’est qu’à partir de 1902 que Steiner fit connaître son message directement explicité, en tant qu’analyse scientifique du monde suprasensible.
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Au chapitre Esquisse d’une perspective sur une anthroposophie qui clôt Les énigmes de la philosophie, Rudolf Steiner situe sa propre production de philosophe, dans le flot moderne des questions issues de la dichotomie, peu à peu instaurée dans la pensée, entre la réalité psychique intérieure et les faits extérieurs considérés de plus en plus comme représentatifs de la « réalité » intrinsèque :
« Mais si l’œil, par sa propre création, donne naissance à la couleur – ainsi doit‑on penser au sens de cette philosophie – , où trouvé‑je quelque chose qui existe en soi, qui ne doive pas uniquement son existence à ma propre force créatrice ? Si déjà les révélations des sens ne sont que des extériorisations de la propre force de l’âme, la pensée alors, ne doit‑elle pas l’être bien plus encore, elle qui veut acquérir des représentations sur une véritable réalité ? Cette pensée n’est‑elle pas condamnée à engendrer des images représentatives qui sont enracinées dans le caractère de la vie de l’âme, mais qui jamais plus ne seront aptes à contenir quelque chose qui puisse donner une quelconque garantie à une avancée vers les sources de l’existence ? De telles interrogations jaillissent partout de l’évolution philosophique contemporaine.
Aussi longtemps que l’on persiste à croire que dans le monde qui se révèle par les sens, est donnée une entité close, reposant sur soi, que l’on doit examiner pour reconnaître son essence intérieure, aussi longtemps l’on ne pourra pas déboucher du fouillis qui résulte des interrogations relatées plus haut. L’âme humaine peut seulement en elle engendrer par un propre acte créateur ses résultats cognitifs. […] Mais ensuite, lorsque l’on adopte cette conviction, on ne parviendra pas à passer outre un certain écueil de la cognition, aussi longtemps que l’on se représente que le monde des sens contient en soi les véritables fondements de son existence ; et que l’on doit avec ce que l’on engendre dans l’âme elle‑même, reproduire d’une certaine façon ce qui se trouve en dehors de l’âme.
Un processus de connaissance seulement pourra mener au delà de cet écueil, celui qui saisira de son regard spirituel que tout ce que les sens perçoivent, ne se présente pas par sa propre essence comme une réalité achevée, close, mais comme un inachevé, en quelque sorte comme une demi‑réalité.
Aussitôt que l’on suppose avoir dans les perceptions du monde sensoriel une pleine réalité devant soi, on ne parviendra jamais à trouver une réponse à la question : qu’ont à ajouter les productions de l’âme, acquises par sa propre création, à cette réalité dans un processus cognitif ? On devra s’arrêter à l’opinion kantienne : l’homme doit regarder ses résultats cognitifs comme des propres productions de son organisation psychique, et non comme quelque chose qui se révèle à lui en tant que véritable réalité. La réalité, est‑elle modelée dans sa particularité en dehors de l’âme, qu’elle ne peut alors pas produire ce qui correspond à cette âme, mais seulement quelque chose qui coule de sa propre organisation.
Tout devient autre, aussitôt que l’on reconnaît que l’organisation de l’âme humaine ne s’éloigne pas de la réalité par ce qu’elle engendre dans le processus cognitif au moyen d’un propre acte créateur, mais que dans la vie qu’elle déploie avant toute activité cognitive, elle se crée comme par enchantement un univers qui n’est pas l’univers réel. L’âme humaine est placée dans l’Univers de façon telle, que par sa propre essence elle rend les choses autres qu’elles ne sont en réalité. […] La façon dont l’univers sensoriel apparaît, lorsque l’homme se place directement en face de lui, dépend indubitablement de l’essence de son âme. Mais ne s’en déduit‑il pas qu’il provoque au moyen de son âme cette apparition de l’univers ? Cela étant, une considération impartiale montre de quelle façon le caractère irréel du monde sensoriel extérieur provient du fait que l’homme, pendant qu’il fait directement face aux choses, étouffe en soi ce qui en vérité leur appartient. Epanouit‑il ensuite par sa propre création sa vie intérieure, laisse‑t‑il monter des profondeurs de son âme ce qui sommeille en ces profondeurs, qu’il adjoint alors à ce qu’il a contemplé par ses sens, un ultérieur, qui façonne dans la cognition le demi‑réel en le réel total. Cela réside dans l’essence de l’âme, d’éteindre quelque chose au premier regard posé sur les objets, qui fait partie de leur réalité. De ce fait, ils sont pour les sens comme ils ne sont pas en réalité, mais comme les façonne l’âme. Mais leur apparence (ou leur simple apparition) consiste en le fait que l’âme leur a d’abord ôté ce qui leur appartient. Mais pendant que l’homme ne demeure pas au premier regard posé sur les objets, il leur adjoint, dans l’activité cognitive, ce qui alors révèle leur pleine réalité. Ce n’est pas par l’activité cognitive, que l’âme adjoint quelque chose aux objets, qui serait en face d’eux un élément inauthentique, mais avant l’activité cognitive, elle a ôté aux objets ce qui appartient à leur véritable réalité. Ce sera la tâche de la philosophie de parvenir à voir, que l’univers révélé à l’homme est une « illusion » avant qu’il ne se place devant elle dans un processus cognitif, mais que le chemin cognitif indique la direction vers la pleine réalité. […]
Celui qui peut faire siens les points de vue indiqués ici, acquiert la possibilité de penser sa vie psychique liée à la réalité fructueuse dans le moi conscient de soi. Cela est la vision vers laquelle aspire l’évolution philosophique depuis l’époque hellénique, et qui a montré dans la vision du monde de Goethe ses premières traces nettement reconnaissables.[…]
Admet‑on que les choses se présentent ainsi, alors on ne peut pas chercher les énigmes de la philosophie dans les vécus de l’âme, qui se présentent à la conscience ordinaire. Cette conscience est appelée à fortifier le moi conscient de soi ; elle doit, aspirant vers ce but, voiler le regard sur la connexion du moi avec le monde objectif, et ne peut donc pas montrer la façon dont l’âme est connectée au véritable univers. – Cela indique la raison pour laquelle une aspiration vers la cognition, qui veut avancer sur le plan philosophique, avec les moyens de la façon propre aux sciences de la nature […] de former des représentations, doit constamment parvenir à un point où ce qui est aspiré se désagrège dans l’activité cognitive.[…]
Certains philosophes […] dirigent la considération philosophique sur l’auto‑observation de l’âme. Mais ce qu’ils considèrent, ce sont les vécus de l’âme qui constituent la fondation du moi conscient de soi. Par cela, ils ne parviennent pas vers ces sources d’Univers, où les vécus de l’âme jaillissent de la véritable réalité. Ces sources ne peuvent pas se trouver là où l’âme, en un premier temps, se fait face en s’observant elle‑même. L’âme veut‑elle parvenir à ces sources, qu’elle doit alors s’extirper de cette conscience ordinaire. Elle doit vivre en elle quelque chose que cette conscience ne peut pas lui donner. […] Les moyens pour pénétrer plus profondément dans l’âme, s’offrent lorsque l’on dirige le regard vers ce qui, bien que participant au travail de la conscience ordinaire, ne pénètre toutefois pas du tout lors de son travail dans cette conscience. […] On peut saisir par son œil spirituel l’activité du penser en tant que telle. […] Il ne s’agit pas ici de vivre en pensée, mais de vivre l’activité du penser. De cette façon, l’âme s’arrache à ce qu’elle accomplit dans son penser habituel. »
Cette présentation, par Rudolf Steiner lui‑même, du courant anthroposophique inauguré dans la pensée philosophique, fait découvrir au lecteur une double dimension de la Philosophie de la liberté parue en 1894 : le contenu, au sens habituel d’un système philosophique accessible à la pensée ordinaire capable d’appréhender des concepts, cède la place à l’activité du penser, demandant au lecteur un état de conscience d’exception et exceptionnel, au moyen d’une activité inhabituelle, véritable but de l’ouvrage. Celui‑là apparaît ainsi comme un authentique compte rendu de travaux pratiques, mais ne pouvant être abordé que par un lecteur participant simultanément à l’expérimentation dans son propre laboratoire que devient sa conscience, sur l’objet d’observation qu’est devenue sa propre pensée active. Cette deuxième dimension, que l’on pourrait – avec Paul Valéry – appeler la pensée élevée à la puissance d’un objet de pensée, hisse la Philosophie de la liberté au rang des tournants dans l’histoire de la pensée philosophique : à travers une analyse dépourvue de préjugés ou de dogmatisme, et évitant l’écueil du cercle vicieux, la pensée steinérienne – inévitablement celle du lecteur effectif, du moins partiellement – bâtit, au moyen d’une saisie fondamentale et intrinsèque de l’acte de connaître et à l’aide de l’activité pensante, un pont entre le monde sensoriel et ce qui deviendra quelques années plus tard et pendant près d’un quart de siècle, l’Anthroposophie en construction, monument culturel par excellence de notre époque, dans son approche moderne du monde spirituel.
Sur le plan socio‑historique au sens large, la Philosophie de la liberté passa quasiment inaperçue : phénomène hautement paradoxal, comme tenteront de le révéler les deux exemples suivants.
La première pierre de l’édifice steinérien peut être perçue comme la réponse à la question « Qu’est‑ce que connaître ? », résolution centrée autour de la synthèse – comme le montre l’extrait cité ci‑dessus – de la perception et de la pensée, c’est‑à‑dire dans la saisie des rôles réels joués par les percepts et les concepts.
Le dix‑neuvième siècle, plus particulièrement à partir des années quarante, a vu l’éclosion d’un mouvement historiquement national, mais culturellement quasi mondial dans son retentissement comme dans ses influences ultérieures : lesymbolisme littéraire français. En analysant ce mouvement dans la présence des concepts anthroposophiques, on constate assez facilement et de façon très précise que de Baudelaire à Paul Valéry et Saint‑Pol‑Roux, en passant par Rimbaud, Huysmans, Samain, Mallarmé, pour ne citer que quelques figures de proue, tout le mouvement symboliste, dans son éthique, ne fut qu’une immense aspiration à résoudre l’énigme de la perception sensorielle, et à saisir le rôle de la pensée dans la prémonition de l’existence d’un monde suprasensible. Confrontée à ces faits, la Philosophie de la liberté se présente sous un aspect auquel on n’a pas, à notre connaissance, accordé d’attention jusqu’à présent : elle résout philosophiquementun demi‑siècle de luttes spirituelles, aspirations suffisamment profondes pour avoir essaimé au vingtième siècle dans tout l’Occident pris au sens large. Toutefois, et c’est un drame dont on n’est pas davantage conscient, la publication de la Philosophie de la liberté – en Allemagne, rappelons‑le – survient une dizaine d’années après la farce des Déliquescences de 1885, sarcasme exutoire, au cœur de l’effervescente mêlée symboliste de langue française, du découragement devant l’impuissance à aborder avec lucidité ce qu’imposait la conscience de la prémonition, et après Prose pour Des Esseintes de Mallarmé, où l’on trouve par contre, cernées par une lucidité lapidaire malgré l’hermétisme apparent du texte, les interrogations précises et empreintes d’un sérieux quasi religieux, auxquelles l’anthroposophie non encore née donnera des réponses directes et synthétiques. Or, au lieu d’être pour le moins discutée, la Philosophie de la liberté portera pour le symbolisme fin de siècle l’anneau de Gygès, phénomène d’occultation qui ne fut malheureusement pas le premier de ce type, de l’Allemagne pour la France, du moins sans le secours du temps. Ce qui aurait pu se jauger in extremis dans le miroir du fondement philosophique de l’anthroposophie, se désagrégea soit en des reliquats nostalgiques et fragmentaires d’un Saint‑Pol‑Roux ou d’un Paul Valéry, soit en des mouvements abandonnant par lassitude les grands thèmes de notre symbolisme, lequel, par rapport à l’anthroposophie dans son assise philosophique, mais bien plus dans ses développements ultérieurs de ces thèmes, aura fini de vivre dans la condition de l’étiolement d’un prématuré que narguera Ubu. Un seul symboliste – à notre connaissance – avait accompli pleinement, bien que d’une manière toute spécifique, ce que peut‑être la distorsion chronologique n’a plus permis au symbolisme français : en condensant, à partir de 1900 et pendant de très courtes années, dans une œuvre étrange et saisissante les idéaux aussi bien symbolistes passés qu’anthroposophiques futurs, André Biélyi, figure marquante du symbolisme russe, a ensuite puisé organiquement dans le fonds steinérien y compris la Philosophie de la liberté, pour amener le symbolisme littéraire vers sa dissolution conséquente par l’élargissement effectivement advenue de la conscience, car rendant caduques les recherches tâtonnantes de la conscience moderne à sa propre quête, interrogations qui furent précisément la caractéristique du symbolisme dans son éthique.
Voici un deuxième exemple de l’insertion de la pensée steinérienne dans la conscience moderne.
Tout le monde connaît le phénomène social des années 60‑70, que les mass‑médias qualifièrent de « mathématiques modernes ». Ce qui émergea plus ou moins schématisé et dogmatisé dans le grand public, connut ses sources immédiates dans une refonte de la pensée mathématique, lentement élaborée dans ses aspects principaux au cours de la deuxième moitié du dix‑neuvième siècle. L’essentiel de cette conception moderne peut d’une certaine façon être caractérisé par l’abandon de la recherche d’une « vérité » préétablie, au profit d’une « construction », par l’être humain lui‑même, de sa mathématique à lui, édification à l’aide d’une prise de conscience de ce que sont les axiomes et les règles de la logique (ou même des logiques), le tout appliqué non plus à des êtres naïfs éventuellement visualisables, mais à des objets auxquels, en un premier temps, les ensembles sans contenu représentatif servirent de support.
Un exemple remarqué – et très tardif car datant de 1963 – illustre ce fait toujours moderne, bien que plongeant ses racines dans la découverte, au premier tiers du siècle dernier, des géométries non‑euclidiennes : on a essayé, sans succès durant des décennies, de situer l’ensemble infini des nombres réels par rapport à l’ensemble infini des entiers. Sur le plan intuitif, on pourrait formuler ce problème de la façon suivante : après avoir démontré (en 1873) que l’ensemble des nombres réels est « trop grand » par rapport à l’ensemble infini des nombres entiers, les mathématiciens se demandèrent si cet ensemble des nombres réels suivait « immédiatement » l’ensemble des entiers sur le plan de cette hiérarchie de l’infini, ou s’il existait d’autres ensembles situés « entre » l’ensemble des entiers et celui des réels, « plus grands » que le premier et « moins grands » que le second. La réponse à ce problème que les mathématiciens résumèrent par l’hypothèse du continu, et donnée en 1963 par le mathématicien américain Paul J. Cohen, fut spectaculaire : les deux réponses sont possibles, et mènent de façon conséquente vers une pluralité de constructions mathématiques !
En reprenant la caractérisation que Rudolf Steiner fit de sa propre conception philosophique, nous voyons immédiatement la similitude profonde des deux visions : aussi peu que Rudolf Steiner admet l’approche cognitive d’une réalité sensorielle préexistant en dehors de l’homme, que ce dernier essaie tant bien que mal d’approcher de l’extérieur, autant le mathématicien a‑t‑il rejeté à la même époque l’existence intrinsèque d’objets préexistants et à étudier ; et dans la même mesure où l’homme en quête de connaissance doit restituer – dans la vision steinérienne – la réalité à l’aide de sa propre activité de pensée, de la même façon la mathématique est‑elle un produit de l’activité du mathématicien, ce dernier donnant à ce qu’il perçoit intérieurement une valeur propre érigée alors, et de ce fait, en réalité. Et inversement, tout comme l’activité mathématique ne peut pas transgresser la réalité de ses concepts, l’activité de pensée au sens de Rudolf Steiner ne peut pas, elle non plus, se soustraire à l’essence de la sphère intuitive : l’accord final des mathématiciens entre eux – dans la pluralité de leurs constructions – rejoint, dans cette confrontation, l’harmonie sociale des hommes libres au sens où l’entend Rudolf Steiner, individus puisant tous à la même source de leur acte moral.
En résumé, à l’époque où Rudolf Steiner élaborait sa réponse à la question « Qu’est‑ce que connaître ? », les mathématiciens érigeaient leur réponse spécifique à l’interrogation « Qu’est‑ce que connaître en mathématique ? », solutions semblables dans la profondeur de leurs dynamismes.
Ces deux exemples empruntés à l’aire culturelle européenne où la France a joué un rôle éminent – d’autres faits similaires peuvent encore être attestés, mais leur exposé, même succinct, exigerait des préliminaires dépassant le cadre du présent essai –, corroborent une parfaite intégration de la Philosophie de la liberté au tuf des préoccupations de son temps.
Mais pas plus que pour le symbolisme français en quête avérée d’une philosophie existentielle, la Philosophie de la liberté n’eut de retentissement pour le courant de pensée, dont l’élaboration de la théorie des ensembles fut un jalon objectif, contemporain et toujours actuel.
L’étude psycho‑sociale d’un tel phénomène d’occultation reste à faire.
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Nous voudrions terminer cette présentation par quelques réflexions sur notre traduction livrée au lecteur, considérations faites en pleine connaissance de l’existence impérissable du traduttore‑traditore, sempiternelle métamorphose d’interprète, émergeant, tel un inextirpable serpent de mer, à chaque transvasement linguistique !
Nombreux sont les passages dans l’œuvre de Rudolf Steiner où des touches se veulent d’aider le lecteur à mieux se situer par rapport à ce qu’est la Philosophie de la liberté. L’une de ces mentions compare cette œuvre à un organisme vivant dont il ne serait pas possible d’intervertir des organes ou autres constituants. La Philosophie de la liberté n’est ainsi pas à prendre comme un contenu de concepts, mais plutôt comme une partition de musique, exigeant du lecteur une participation chronologique. Et tout comme le sens d’une œuvre musicale ne réside pas, en fin de compte, dans la connaissance de tel motif ou de telle articulation harmonique, de même le sens de la Philosophie de la liberté réside moins dans la connaissance de son contenu que dans la participation active au déroulement, étape par étape, de son activité devenant de ce fait celle du lecteur.
A y regarder de plus près, on s’aperçoit de plus que non seulement les chapitres et les paragraphes ne sont pas interchangeables, mais que les phrases elles‑mêmes, dans leurs structures internes, participent de cette construction non inversible. Le choix ayant guidé notre traduction est par conséquent lesuivant : vu qu’une telle activité demandée au lecteur – processus assurément nouveau dans la production philosophique – est difficilement compatible avec le conventionnalisme de notre langue élaborée dans d’autres états de conscience, nous avons renoncé dans toute la mesure du possible à l’emploi idiomatique du français. Nous avons estimé possible de puiser dans la potentialité de notre langue tout de même non figée par des compilations passées d’auteurs, afin de permettre au lecteur l’abord de ce que la traduction d’un ouvrage tel que celui‑ci voudrait présenter : le cheminement de la pensée voulu par l’auteur.
Et c’est ici que nous rappelons le caractère de compte rendu d’expérience que porte tout l’ouvrage, et que nous avons essayé de rendre au maximum pour l’essentiel du texte : non pas en nous attachant, comme on pourrait parfaitement le concevoir, à « épouser le style de l’auteur », mais en essayant de « rendre compte » d’une expérience intérieure, lucide car soudée à la pensée, nécessaire à l’abord de ce fondement de l’anthroposophie, et de ce fait acceptée par le lecteur, ne fût‑ce qu’à titre de renseignement.
Il ne viendrait à l’idée de personne de croire qu’une simple prise de connaissance des idées d’un drame par exemple, puisse constituer une catharsis dont parlait Aristote. Le spectateur se doit, s’il veut pénétrer l’œuvre dans ce qu’elle est, de participer à toute l’articulation chronologique, pour vivre éventuellement une évolution de son moi. Ici, Rudolf Steiner réunit en l’authentique moi humain en devenir, la triade existant dès l’avènement par l’hellénisme de l’ère de la pensée, à savoir le divin, l’Univers, et l’individu pensant : monisme intégralement immanent pour Rudolf Steiner, devant être conquis pas à pas, et fondant ainsi par ce qu’il est et par ce qu’il exige, toute la science, dite spirituelle, que sera l’Anthroposophie.
Le texte allemand ne fait pas partie, à proprement parler, du langage écrit au sens habituel de ce terme, même si l’on infléchit le regard sur l’écriture par la prise en considération de son caractère narratif, conformément d’ailleurs à l’épigraphe : ce texte préfigure, en fait et résolument, le futur message oral de son auteur, qui se déroulera dans ses formes publique et acroamatique durant un quart de siècle, donnant naissance à une œuvre de plus de trois cents volumes, rendue finalement entièrement publique par Rudolf Steiner lui‑même.
Il est des textes qui constituent un véritable dialogue : monologue primordial de l’écrivain, se métamorphosant en dialogue par la complicité du lecteur reprenant pour son compte, et simultanément avec l’auteur imaginé présent, le message.
En lisant – en pratiquant – la Philosophie de la liberté dans le texte, on ne peut s’empêcher de vouloir lire à haute voix cette composition, pour donner aux phrases un relief que l’écriture, inévitablement dépourvue de moyens diacritiques sur le plan des nuances sémantiques – mis à part l’esseulée italique –, appelle et ne peut donner. Le texte français ne peut ainsi, lui non plus, dans son essai de restitution fondamentale, être considéré comme un texte écrit et muet, que l’on balaierait simplement d’un regard niveleur dans la seule fixation de ses concepts, espérée aisée de surcroît.
La Philosophie de la liberté demande une lecture à haute voix même si celle‑ci n’est ouïe qu’intérieurement. Ou plutôt la lecture qu’exige cette œuvre authentiquement dramatique : celle d’un drame de l’homme moderne…
Et en fin de compte : un but essentiel de l’œuvre est de hisser le lecteur vers ce que Rudolf Steiner appelle la pensée pure. Ce que cette pensée est, apparaîtra au fil des développements ; mais l’une de ses caractéristiques peut dès maintenant être relevée : la pensée pure ne s’exprime plus par des mots. Le message écrit ou transposé n’est pas, de ce fait, une finalité linguistique. Toute écriture ne peut être qu’un prétexte pour son propre abandon, et renvoie par conséquent à ce qui, par essence, n’est plus exprimable : la jonction dans le penser entre le sensible et le suprasensible.
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Un mot sur quelques points essentiels de sémantique.
Rudolf Steiner, aidé en cela par l’usage de la langue allemande, emploie Wissen, Erkennen (substantif), erkennen (verbe), Erkenntnis et Erkenntnisakt. Pour ne pas tomber dans de graves contresens, vu l’indigence du français usuel dans ce domaine, il nous a semblé nécessaire d’établir les correspondances suivantes, dans la potentialité du génie de la langue française :
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Wissen / le savoir (donc connaissance en fait)
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Erkenntnis / cognition (donc acquisition de connaissances, ou ce que l’on appelle connaissance en acte), ou, selon le contexte, le résultat de la cognition
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erkennen / acquérir des connaissances, apprendre à connaître, ou, éventuellement, reconnaître (au sens d’une saisie heuristique)
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Erkennen / activité cognitive (lorsqu’on s’intéresse à son déroulement)
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Erkenntnisakt / acte cognitif (lorsque cette activité est prise globalement).
Le terme Weltanschauung a été rendu par vision du monde, qui semble plus proche de l’optique steinérienne que conception du monde, traduction habituelle.
De nombreux mots allemands préfixés par Welt‑ ou par welt‑, sont difficilement traduisibles à l’aide de monde pourtant allant de soi, vu l’existence d’un véritable gel attaché à l’emploi habituel de ce vocable, surtout dans sa forme adjective. Ne voulant pas alourdir le texte en l’émaillant des originaux allemands – comme c’est souvent l’usage dans les traductions de textes philosophiques –, nous avons laissé sans explication les circonlocutions, parfois inévitablement tortueuses, contenant monde, univers ou Univers, selon le contexte.
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Il nous reste à associer au présent travail, dans le sentiment de reconnaissance, tous ceux qui par leurs impulsions initiales, par leurs conseils et critiques constructives, par la générosité de leurs encouragements et par leur soutien financier, ont permis la concrétisation du présent texte, dont la réalisation finale et sociale est due à la volonté des membres de la Branche Paul‑de‑Tarse de la Société Anthroposophique.
Frédéric C. Kozlik
1Autobiographie (Editions anthroposophiques romandes, Genève, 2 vol., 1979)
2Traduction partielle de cette édition : Goethe : Traité des couleurs (Triades, Paris, 1983), et Goethe : La Métamorphose des plantes (Triades, 1975)
3Une théorie de la connaissance chez Goethe (Ed. anthr. rom., 1985)
4non traduit
5Vérité et science (Ed. anthr. rom., 1979)
6La première traduction française, faite par Germaine Claretie et distribuée par les P.U.F. (1923), est épuisée. La seconde, due à Georges Ducommun, est disponible aux Editions anthroposophiques romandes (1979).
7Nietzsche, un homme en lutte contre son temps (Ed. anthr. rom., 1982)
8Goethe et sa conception du monde (Ed. anthr. rom., 1985)
9non traduit
10 non traduit
Cet article est extrait de la préface que Frédéric Kozlik a écrite pour sa traduction de « La philosophie de la liberté ». Cette traduction est disponible aux Editions Paul de Tarse (voir sur ce site)